Shikoku, au Japon, l’île des samouraïs oubliés

Japon

Sur l’île de Shikoku, au sud du Japon, les villageois entretiennent la légende de leurs ancêtres, bannis au lendemain des grandes batailles du XIIe siècle. Dans les forêts impavides de l’archipel, l’écrivain Alexandre Kauffmann est parti à la recherche de ces samouraïs oubliés.

Quelque part dans les solitudes de l’archipel se cachent les armures d’un illustre clan de samouraïs. Cuirasses à bordure pourpre, sabres frappés d’or, flèches empennées de plumes d’aigle. Ce trésor sommeille depuis huit siècles au cœur de Shikoku, île perdue au sud du Japon. « Près d’ici, dans la vallée d’Iya, je connais le nom de la montagne où ces armes sont enfouies, confie Michiniko Asa. Mais je ne les rechercherai pas. Un mystère est toujours plus grand que ce qu’il cache. » Le septuagénaire, qui reçoit dans une vieille demeure en cèdre, descend en ligne droite des Heiké, grande famille de guerriers médiévaux.

À la fin du XIIe siècle, après avoir perdu les faveurs de la famille impériale, les membres de cette maison furent décimés par le clan rival des Genji. Nombre d’entre eux se réfugièrent dans les montagnes de Shikoku, fréquentées par le seul vent des pins. « Mes ancêtres ont disparu aux yeux du monde pour se mêler à la poussière des carrefours, ajoute notre hôte, aujourd’hui postier à la retraite. Je garde chez moi une preuve de cette ascendance : l’étendard pluriséculaire des Heiké, frappé d’un papillon noir. »

En 1185, au lendemain d’une bataille décisive, ces fanions dérivaient sur les eaux de la mer Intérieure. Le lignage « pour toujours quitta la ville », précise Le Dit des Heiké, chef-d’œuvre des lettres japonaises qui raconte la lutte acharnée entre les deux familles.

Les stèles aveugles

Le propriétaire de la kominka (maison ancienne) nous entraîne plus bas dans la vallée, où nage une odeur de paille chaude. Les pentes d’Iya, mailles émeraude percées de fleurs d’azalée, sont « d’une beauté à décourager le pinceau du peintre », selon l’expression moyenâgeuse. « Voici l’adresse anonyme de mes ancêtres », indique le vieil homme en désignant des tombes qui s’étendent sous l’ombre bleue des cyprès. Quelques pierres de schiste. Aucune stèle. Pas d’inscription. « Vous entrerez dans votre sépulture sans y laisser de nom » : ce sont les derniers mots prononcés par l’aïeul de Michiniko Asa avant de s’éteindre, au début du XIIIe siècle. La consigne fut respectée d’une génération à l’autre.

« Moi non plus, je ne laisserai pas de nom sur ces pierres », assure l’ancien postier. Après leur défaite, les Heiké furent poursuivis « partout où les pas de leurs chevaux trouvaient appui ». Les samouraïs, pour se rendre méconnaissables, coupèrent le toupet de leur chevelure. Ils survivaient en cueillant des baies, écrivaient leurs regrets sur des feuilles de mûrier, tremblaient lorsqu’un daim marchait sur les aiguilles des pins. Les femmes du clan, privées de leurs parures de damas et de la fumée des brûle-parfums, se réchauffaient près des feux de roseaux. Leur visage était tout enflé, elles qui avaient autrefois « un teint de fleur de pêcher et un port d’hibiscus ». Pour le clan des Heiké, chaque jour d’exil durait trois automnes.

Le songe d’un songe

La nuit s’approche des gorges. Sur une ligne de crête, un haut-parleur rappelle l’heure aux habitants de la vallée, faisant écho aux coups de cloche qui ouvrent Le Dit des Heiké, symboles « de l’impermanence de toutes choses ». Le plus grand récit populaire de la littérature nippone suggère au fil de ses aventures que les honneurs et les richesses ne sont que poussières au vent : « Or tout bien considéré, magnificence de ce monde est songe d’un songe. »

Les éminences d’Iya renforcent ce sentiment d’irréalité : le soir, la lumière paraît aussi légère que celle du matin ; en bordure de route, des aquariums aux vitres discrètes laissent penser que les poissons ont le pouvoir de voler ; les versants de la montagne, quant à eux, déroulent un ruban hypnotique où l’on perd tout sens de l’orientation.

L’île de Shikoku

  • Superficie : 18 800 km²
  • Point culminant : Mont Ishizuchi (1982 m)
  • Population : 3,8 millions (2015)
  • À faire : pèlerinage dédié à Kōbō-Daishi

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Rituel de purification avant l’ascension du mont Ishizuchi

Le mont Ishizuchi, toit de l’île de Shikoku

Le mont Ishizuchi, toit de l'île de Shikoku

Armure de Kunimuri, du clan des Heiké

Armure de Kunimuri, du clan des Heiké

“ Le soir, la lumière paraît aussi légère que celle du matin. Les versants de la montagne déroulent un ruban hypnotique où l’on perd tout sens de l’orientation. ”

Les dés du trictrac

Au point du jour, le chant du colombar de Siebold pique la conscience pour l’enlever au sommeil. Une odeur de thé vert flotte sur les futons. On déjeune d’un hirara-yaki – assortiment de truites fraîches – avant de descendre vers les ponts de lianes qui enjambent les gorges d’Iya. Les samouraïs vaincus rompaient ces tresses végétales lorsque leurs ennemis les suivaient de trop près. En contrebas, des eaux limpides passent sous le feuillage des érables nains. Dans Le Dit des Heiké, il est précisé que les torrents, « comme les dés du trictrac ou la foi des moines, sont choses qui ne se plient pas à nos volontés ».

L’étole des larmes

Au bout du plus grand pont de lianes, l’écheveau blanc de la cascade du Biwa s’épanouit sur les roches brunes. Autrefois, des aveugles habillés en moines récitaient ici Le Dit des Heiké, accompagnés d’un luth à quatre cordes (biwa). La foule tremblait en écoutant l’histoire des samouraïs écrasés par le destin. Dans l’assistance, pour dissimuler ses émotions, on cachait son visage derrière une manche, une étole ou le rebord d’un chapeau de paille. Le public pleurait à l’abri des regards. Les « moines au biwa » continuaient de chanter, affirmant que « tout ce qui vit nécessairement périt, tout ce qui se rencontre à coup sûr doit se quitter ».

Dissiper les brumes

Au Moyen Âge, seuls les ermites et les samouraïs déchus s’aventuraient dans les forêts de Shikoku. Quelques membres de la noblesse s’y retiraient aussi au soir de leur vie, renonçant aux intrigues de cour et aux contingences du monde. Kenjiro Kondo, 58 ans, entretient la tradition de ces ermites pratiquant l’ascèse. Vêtu de blanc – peau de raton laveur à la taille et casque sur le front –, il nous conduit sous les arbres sauvages du mont Ishizuchi. L’homme souffle de temps à autre dans une conque qui a le pouvoir de « purifier le chemin et d’écarter les brumes », renouant ainsi avec les moines du Dit des Heiké, capables « par leurs incantations de faire tomber les oiseaux en plein vol ». En route vers le sommet, dans les parfums de menthe sauvage, des papillons noirs s’endorment sur nos épaules.

À la pointe d’une feuille

Nous cheminons dans le silence des forêts. Un vent frais se glisse dans les frondaisons. « Au milieu de ces montagnes vivent encore des descendants du clan Heiké, affirme l’ermite d’une voix dormante. Mais ils ne parlent jamais du passé. » L’idéal spartiate de Kenjiro Kondo ressemble à celui des anciens guerriers : sang-froid, culte de la nature, discipline de l’ascèse.

Les samouraïs indigents poussaient le stoïcisme jusqu’à cacher leur faim : ils faisaient mine d’être rassasiés en se curant les dents. Un proverbe rappelle que « les petits oiseaux piaillent pour qu’on les nourrisse, quand le samouraï, lui, arbore un cure-dent ». Nous rallions le sommet du mont Ishizuchi à la tombée de la nuit. Une aile de pierre dominant les brumes, l’armée des érables et la mer Intérieure.

Depuis ces hauteurs, l’ascète contemple les hommes s’épuiser dans la vanité des plaines. Peut-il abandonner le monde sans renoncer à l’existence ? La vie est « une goutte de rosée à la pointe d’une feuille ». Elle n’en demeure pas moins la prunelle de l’univers.

Lieu d’écriture

Au Japon, le culte ancestral du shinto rend hommage à la nature et au moment présent. Plus que tout autre lieu, les montagnes incarnent le pays des kami (esprits). On éprouve leur présence sur les sentiers escarpés qui conduisent au mont Ishizuchi. Tout y respire le mystère : le chant des cigales, le parfum sucré des osmanthes et les racines d’érable qui enlacent les roches squameuses.

Les divinités du shinto ne se cachent pas dans un arrière-monde. Elles officient ici et maintenant. La création, toute entière sacralisée, s’offre comme une inépuisable source d’inspiration. Il y a un kami des nuages, du tonnerre, de la palourde et même des corps de métier, comme les distillateurs ou les espions !

Plan de Shikoku

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Pont de lianes au creux des gorges de la rivière Iya

Pont de lianes au creux des gorges de la rivière Iya

Temple shinto gardé par d’immenses cyprès

Temple shinto gardé par d'immenses cyprès

Temple bouddhiste au sommet du mont Ishizuchi

Temple bouddhiste au sommet du mont Ishizuchi

Sanctuaire dédié au kami de la fertilité

Sanctuaire dédié au kami de la fertilité

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